Manaé continue son récit en disant que le monstre la hante et personne ne le voit. L’homme regarde alors dans le miroir pour vérifier ces propos mais sans succès. Non, personne ne le voit. Manaé a déjà demandé à ses amis s’ils l’apercevaient. En vain. Certains d’entre eux l’ont même cru folle.

Elle n’a pas osé en parler à ses parents de peur qu’ils s’inquiètent pour elle. Elle avait l’impression d’être dans une pièce vide, face au monstre, et qu’elle pouvait crier jusqu’à s’épuiser la voix sans que personne ne vienne l’aider. Seule. Voilà comment elle se sentait. Du moins, elle ne l’était pas vraiment puisque le monstre était là.

Épuisée d’attendre des réponses, elle avait donc arrêté ses recherches et essayait de vivre avec cette créature. On lui avait conseillé de trouver diverses occupations qui pourraient la distraire et ainsi ne plus voir le monstre. Suivant ce conseil, elle a commencé à faire de la musique, du violon plus précisément. Elle aurait préféré le piano mais cet instrument était assez coûteux et volumineux.

Il ne correspond évidemment pas à son petit appartement. Le violon est plus léger et peut se transporter partout. Idéal donc pour s’entraîner, même chez ses parents ou en vacances. Ainsi, pendant plusieurs jours, elle se concentrait sans relâche sur l’apprentissage de cet instrument. Elle aimait jouer La lettre à Élise de Beethoven.

Cette douce mélodie apaisait la jeune femme. Un jour, alors qu’elle jouait tranquillement ce morceau dans son salon, elle se trouva particulièrement douée. Elle regarda le miroir au-dessus du radiateur afin de savoir si le monstre avait disparu. Il lui semblait un instant qu’il n’était plus là. Cette illusion se dissipa bien vite. Le monstre revint avec son corps massif. Le violon n’avait rien arrangé.

Au contraire, elle avait l’impression que les doigts de la Chose avaient doublé de volume et que ses yeux étaient encore plus petits. Ses bras paraissaient également plus épais. Déçue, elle a donc arrêté. Elle se mit alors à la course. Il y avait un sentier dans un petit bois près de chez elle où elle allait courir deux fois par semaine.

Elle se fixait constamment de nouveaux objectifs et ce pendant six mois. A chaque fin de course, une fois rentrée chez elle, elle observait le miroir. Mais le monstre ne partait jamais et avait toujours l’air de grossir. Manaé se demandait souvent comment c’était possible, et si le monstre continuerait son développement pendant longtemps.

Plus il grossissait, plus il devenait effrayant et plus on aurait dit qu’il allait bondir sur la malheureuse. Manaé, épuisée, à bout de souffle et dégoulinante de sueur, abandonna cette activité, qui était un véritable échec. Elle voulut en essayer une troisième et ainsi utiliser le peu d’espoir qu’il lui restait. Elle cherchait une activité qui différait des autres.

La musique et le sport ayant déjà été expérimentés, l’art lui semblait être un bon parti. Elle prit donc des cours de dessin. Au premier cours, elle ne se sentait pas vraiment à l’aise à l’idée de dessiner. Elle n’avait plus touché un crayon depuis une éternité! Aussi, se rappelait-elle ses petites ébauches d’enfant qui ne valaient pas grand chose.

Elle n’avait pas l’âme d’une artiste, loin de là. Néanmoins, après plusieurs tentatives, elle se rendit compte que libérer son imagination à travers une feuille de papier l’apaisait. Elle se mit à aimer tracer des lignes plus ou moins épaisses, au feutre, au crayon ou au pinceau. Le seul souci auquel elle est toujours confrontée est le choix du sujet, du matériel à prendre et des couleurs à utiliser.

De nature très anxieuse, elle se demande constamment si elle a fait les bons choix pour rendre son dessin le plus parfait possible. Il n’y a pas de miroir dans la salle d’arts, ou du moins ils sont cachés dans l’armoire à matériel. Elle peut donc rester des heures à peindre sans que jamais le monstre ne la dérange. Évidemment, elle peut le croiser dans une des fenêtres de la salle mais elle est d’une telle concentration qu’elle n’y fait pas attention.

Elle ne le voit qu’en rentrant chez elle. Elle essaye de regarder les miroirs le moins possible afin de ne pas croiser le regard de la créature. Malgré tous les efforts de la jeune femme pour l’éviter, le monstre apparaît dans les fenêtres ou sur l’écran de son téléphone. Il est encore plus terrifiant la nuit, à la lumière de la petite lampe de chevet, dans la chambre de Manaé.

Le blanc de ses yeux étincelle et on ne voit que sa silhouette à demi éclairée, telle une ombre mystérieuse. Pendant qu’elle raconte tout cela, l’homme écoute attentivement. Il est fasciné par son histoire. Il se demande tout de même si elle délire ou si son histoire est réelle. Un monstre dans un miroir, étrange non? Manaé se sent libérée d’un poids.

Libérée d’un poids, oui, mais libérée du monstre, certainement pas, car elle remarque que ce dernier est toujours là. Ne partira-t-il donc jamais? Le jeune homme aurait voulu poser encore quelques questions, mais le temps pressait et aucun d’eux n’avait commencé leur dessin. Elle s’excuse et se lève pour aller chercher le matériel nécessaire. L’homme la remercie de lui avoir conté son histoire et va rejoindre le coin peinture.

E.M.