Tous les artistes sont réunis autour d’une table ronde sur laquelle est posé un petit chevalet. Comme à chaque cours, ils devront présenter leur œuvre, les techniques utilisées et expliquer le choix du sujet. Ensuite, le professeur posera des questions. Généralement, il demande toujours “Qu’avez-vous aimé faire dans la réalisation de votre œuvre?« .
Le jeune homme avance, pose son tableau sur le chevalet et fait face à son auditoire. Il a peint une reine araignée entourée de ses petites suivantes. Elles sont très sombres. Seule une ligne située sur leur corps est d’un rouge vif qui en fait ressortir la couleur. Le créateur de cette œuvre, aussi terrifiante que réaliste, explique qu’un jour, alors qu’il était en Corse, il a vu une immense veuve noire sur le mur de la maison de vacances.
Ce fut un véritable traumatisme pour lui et c’est ainsi qu’il a choisi ce sujet. Il raconte également le choix de ses couleurs, notamment pourquoi il a choisi de mettre en avant cette ligne rouge, et la technique de la peinture acrylique. Le professeur pose sa fameuse question.
Tout le monde applaudit et vient le tour d’un autre homme, un peu plus âgé cette fois. Il a choisi de représenter un fil suspendu au-dessus d’une masse noire qui s’apparente au vide. Ayant le vertige, il s’est dit que ce serait le sujet parfait.
Contrairement à l’artiste précédent, il a utilisé de l’encre de chine et de l’encre verte pour le fil. Même question. Encore des applaudissements. Une femme s’avance alors pour présenter son œuvre. Sa plus grande peur est celle de perdre sa famille et notamment ses enfants. Elle a donc dessiné des ballons enfantins qui s’envolent vers le ciel.
Son interprétation est magnifique, tellement magnifique que Manaé se sent ridicule avec son dessin de monstre. La femme continue en expliquant que chaque ballon est peint de la couleur préférée de ses enfants. Depuis que Manaé participe à ces cours, cette femme demeure la plus douée de tous les élèves. Notre jeune artiste l’envie.
Elle aimerait avoir son talent qu’il soit artistique ou imaginatif. Toujours en écoutant la femme parler, elle observe la salle. Son regard se pose un instant sur le miroir qu’elle avait laissé. Elle voit toujours le monstre mais il est comme… différent. Il a l’air plus épais et ses poils sont de plus en plus en désordre au-dessus de sa tête. Il semble la regarder avec dégoût. Elle détourne les yeux.
Décidément, elle n’aime pas du tout cette image. Comme elle était plongée dans ses pensées, elle n’a pas remarqué que la femme était partie et qu’une autre la remplaçait. Manaé dut attendre quelques minutes, après des représentations de fantômes, de serpents et d’une interprétation de la peur de mourir, pour présenter son dessin.
Elle s’avance, le cœur battant. Elle doute de son sujet, car d’autres ont fait bien mieux qu’elle. Après tout, elle n’a fait qu’un monstre. Un enfant aurait également choisi ce sujet pour représenter la créature qui se cache sous son lit, non ? Elle jette un dernier coup d’œil vers le miroir.
Le monstre la regarde toujours mais avec une expression différente cette fois: une expression de peur ou peut-être d’angoisse. La jeune artiste, au plus profond d’elle-même, voudrait courir enlever ce miroir afin de ne plus jamais croiser le regard de cette chose inhumaine. Mais elle reste immobile sous les regards interrogateurs de son auditoire.
Reprenant ses esprits, elle pose la feuille cartonnée sur le chevalet. Cette dernière tombe et la jeune femme dut la remettre plusieurs fois avant qu’elle reste en place. Cela l’agace tout en la stressant de plus en plus. Elle respire. Cette étape la met toujours mal à l’aise. Elle n’aime pas parler devant ces gens qui la regardent, attendant qu’elle présente son sujet.
Elle se sent toujours minable face à eux. Néanmoins, elle sait qu’elle n’a pas le choix. Tout le monde le fait alors pourquoi pas elle? Et puis, ce n’est pas comme si c’était la première fois. Elle se lance. Elle explique qu’elle a préféré utiliser des crayons noirs gras plutôt que de la peinture ou autres techniques car cela lui permettait de se concentrer plus sur le dessin au lieu de la couleur.
Elle raconte aussi que le monstre qu’elle a représenté lui fait peur depuis longtemps et que ce thème a été, pour elle, l’occasion de le dessiner et de le montrer à tous car personne ne semble le voir tel qu’il est. Certaines personnes sont troublées, cherchant à saisir le sens du dessin. Notre jeune artiste ne comprend pas ces perturbations, ces questionnements muets.
Elle a dessiné ce qui lui faisait peur. Elle a dessiné le monstre. Alors pourquoi tant d’agitations? Le professeur demande si elle a fini pour qu’il puisse poser ses questions. Manaé acquiesce, toujours inquiète. Elle a déjà préparé sa réponse dans le cas où il poserait sa fameuse question. Elle lui dirait qu’elle a préféré choisir le matériel et le sujet car, lors de ces moments-là, elle ne voyait pas le monstre.
Cependant, le professeur demande quelque chose de tout à fait surprenant:
« Manaé, … tu sais très bien dessiner et je suis fier de toi pour les efforts fournis et les progrès accomplis. Ta technique au crayon est superbe et j’apprécie notamment ton choix de matériel qui correspond parfaitement à ton sujet. Cependant, pourrais-tu nous expliquer pourquoi nous parles-tu de monstre terrifiant alors que tu as simplement réalisé un très bel autoportrait ? ».
E.M.