Madame Faucon en cours face à une classe latiniste. Crédits Photos : T.Q.
Une langue qui véhicule des idées racistes, colonialistes, etc… enseignée au lycée ? Idée choquante, mais est-elle vraie ou fausse ? Devrait-on véritablement arrêter purement et simplement l’enseignement du latin et du grec, voire faire disparaître les cultures antiques ? Pour répondre à ces questions, le Pap’ a interviewé Bérengère Faucon, professeur de latin et de grec au lycée. Décryptage.
Le Pap’: Aux USA différents universitaires reconnus, professeurs de langues anciennes, souhaitent l’arrêt total de l’enseignement de leur matière car elle favoriserait selon eux l’apparition de comportements violents (racisme, nazisme, fascisme, colonialisme…). Selon vous, les élèves latinistes deviennent-ils des “Hommes violents” ?
Mme FAUCON: Bien sûr non. Je veux tout d’abord préciser qu’ils ne demandent pas tout à fait l’arrêt total de l’enseignement des langues mortes, mais plutôt une sorte de révisionnisme. La langue serait beaucoup moins importante que la civilisation et que cette dernière accorderait beaucoup moins d’importance à la culture dominante des latins et des grecs : elle donnerait une place à d’autres peuples, comme les carthaginois par exemple.
Pour revenir aux élèves, il est évident que non, ils ne deviennent pas violents à cause du latin. Il me semble qu’avec les cours de latin et de grec, on leur apprend la liberté de penser, on leur ouvre l’esprit, et on fait des liens entre le passé et le présent. Et c’est ça qui selon moi est véritablement important dans cette matière.
En faisant ces liens, on peut mieux penser et éventuellement penser contre, politiquement. Mais si on supprime la nature de la pensée, si on supprime notre histoire, si on supprime l’origine de notre langue, de notre culture et de nos concepts, il ne sera alors pas possible de continuer à vivre en société. Pour moi, les élèves deviennent donc plutôt l’inverse de ces “Hommes violents” : ce sont des gens qui n’ont pas de « culture » qui deviennent cela.
L.P: Est-il cependant vrai que les grecs et les romains avaient des comportements qui seraient aujourd’hui considérés comme immoraux ?
Mme F. : Evidemment ! On commence bien avant le Xe siècle avant notre ère pour les grecs, et on est entre -700 et 500 pour les romains, donc bien évidemment qu’on ne peut pas regarder le passé avec les lunettes politiques d’aujourd’hui ! Si on regarde bien, l’empire ottoman qui lui aussi a pratiqué l’esclavage à tout bout de champ pendant des siècles, les Etats-Unis ont été esclavagistes, les peuples d’Afrique ont été les premiers à livrer une partie de leur population en esclavage contre de l’argent… Chaque peuple ne doit pas être jugé sans prendre en compte le contexte historique et géographique !
L’histoire correspond à une progression. On peut considérer qu’on est justement sorti de ces pratiques inhumaines. On a notamment le siècle des Lumières, pour pouvoir penser et montrer la sortie d’une histoire comme celle de l’Antiquité. On doit regarder le passé, il ne faut pas nier que c’est Aristote qui a contextualisé l’esclavage : il a en effet affirmé qu’il y avait des personnes qui étaient esclaves par leur nature, et beaucoup d’autres choses qui sont complétement répréhensibles !
La situation de la femme dans les sociétés antiques n’était pas non plus enviable. Mais pour autant, il ne faut pas continuer cette “cancel-culture”, ce qui revient à faire disparaître l’histoire et par conséquent notre savoir ! Devrait-on faire disparaître certaines pièces de Molière, parce qu’on y retrouve des préjugés sur la femme, des femmes battues parfois ? Bien sûr, aujourd’hui un écrivain hésite à écrire de telles choses. On ne va pas empêcher les gens de savoir ce qui a été pensé, dit, fait et écrit dans l’espèce humaine !
Sinon, on va appauvrir notre connaissance d’une manière extraordinaire ! Le danger aujourd’hui, c’est qu’avec ce “révisionnisme”, le savoir n’est plus absolu, il est relatif, c’est-à-dire qu’ à un moment donné avec une société précise, tel savoir est bon, et tel savoir est mauvais. Ou plus exactement, il faut modifier le savoir pour l’épurer. Or le savoir et la culture, ce n’est pas la vérité absolue, mais c’est le foisonnement des idées, des points de vue ! On ne doit pas supprimer tout ce qui ne nous plaît pas ! Tout peut nous enrichir et nous permettre de prendre du recul et de mieux comprendre le monde.
L.P: Quel(s) bénéfice(s) peuvent apporter le latin et le grec aux élèves dans notre société actuelle?
Mme F. : C’est une option. Donc pour moi, il s’agit d’une respiration, d’une bouffée d’air pour les élèves. Souvent, ils me disent que ça les change des autres cours. Le but n’est pas de rentrer dans la peur d’un examen, ni dans un quelconque cours de méthodologie, mais de rester dans quelque chose de presque “ludique”. Le but du latin, c’est prendre ce qu’il y avait de positif dans l’Antiquité mais aussi d’avoir un regard critique sur ces civilisations. Et le professeur reste présent pour veiller à ne pas oublier ce regard critique. On peut se le construire à partir du recul et du savoir que l’on a des autres façons de penser !
L.P.: Le latin et le grec sont contestés dans leur enseignement depuis toujours, est-ce donc une attaque comme une autre ?
Mme F. : Il faut dire que l’enseignement du latin n’est pas contesté depuis toujours. C’était le passage obligé de toutes les élites, et tout simplement de tous les gens qui savaient lire et écrire au Moyen-Âge. Toute personne ayant fait des études au lycée avant la Révolution apprenait le latin. Et cette sorte d’obligation s’est prolongée jusque dans les années 1960 : la plupart des élèves faisaient du latin, sans que cela ne devienne pour autant scandaleux ! Donc ce n’est pas une attaque comme les autres.
Avant, on avait des attaques sociales : on disait alors que le latin était réservé aux bourgeois. On n’attaquait pas le latin pour des raisons conceptuelles et intellectuelles. Or aujourd’hui, on remet en cause les concepts appris des grands savants antiques. On attaque donc le cœur de la civilisation : sa pensée. Or cette dernière est à l’origine de notre civilisation et de nos philosophies. Je trouve donc cette attaque beaucoup plus grave et dangereuse.
De plus, je dirais qu’il s’agit là d’une attaque un peu “stupide” : les programmes sont constuits de sorte à ce que les sociétés soient véritablement étudiées et comprises, et non plus seulement les textes des grands auteurs…
L.P. : Cette attaque est-elle dangereuse ? La disparition du latin et du grec est-elle une bonne ou mauvaise chose ?
Mme F. : Je trouve ça dangereux à double titre : les langues anciennes disparaissent déjà depuis longtemps par manque de budget et par manque d’intérêt car c’est exigeant ! C’est comme si on s’attaquait à un homme déjà à terre ! Et puis, c’est l’invasion dans les universités françaises de ce genre de concept américain : des idées poussées à l’extrême. Ces grandes idées extrêmes, qui se veulent féministes, antiracistes et j’en passe, mènent hélas à une sorte de censure de tout ce qui va à leur encontre. Une philosophe, qui est une femme et féministe modérée, voit ses conférences universitaires annulées parce qu’elle a des idées différentes du féminisme extrême américain !
Donc on censure, on appauvrit, on fait oublier ce qu’on a pu écrire. Et ce n’est pas en occultant des idées racistes qu’on lutte contre elles ! Et tout cela peut amener à la disparition des départements de langues anciennes dans les universités, parce que d’une part la quasi intégralité des œuvres antiques ont des propos contraires aux idées de notre société et seraient censurées par ces idées extrêmes, et d’autre part les étudiants évitent ces langues pour des raisons fausses ! On devient intolérant.
L.P.: Un monde sans langues anciennes, sans étudiants en grec et latin, ça aurait quelles conséquences ?
Mme F.: Ce ne serait pas la fin du monde, mais s’il n’y a plus personne pour comprendre ces langues, car personne ne veut apprendre, alors on ne saura plus lire ces textes fondateurs et riches ! Et ce sera la porte ouverte à toutes les interprétations possibles et surtout fausses ! C’est presque de la malhonnêteté intellectuelle, et ça pourrait nous manipuler !
Propos recueillis par T.Q.
Interview réalisée fin mars. Crédits photo : T.Q.