Le Pap’ vous propose en intégralité la nouvelle lauréate de Célia Daulon. Lecture.

J’aimais me dire que le Ciel abritait nos défunts parents ; qu’ils vivaient proches des étoiles  et partageaient des conversations animées avec la Lune. J’étais persuadé qu’ils communiquaient avec  nous grâce aux nuages, aux tempêtes et aux cyclones. Et ce jour-là, d’immenses nimbus flottaient au dessus de Richmond : un drame s’apprêtait à se jouer. 

Midi n’avait pas encore sonné lorsque je poussai la porte du bureau de tabac du centre-ville.  Mon corps réclamait sa dose de nicotine journalière, tandis que mes poches pratiquement vides  priaient pour que je fasse demi-tour. Quand le gérant m’aperçut, il attrapa un paquet de cigarettes  derrière lui. Il en profita pour mettre à jour son calendrier, passant du six au sept juin 1967. 

Il est mort, pensai-je, amèrement. 

Je claquai les billets verts qu’il me restait sur le comptoir, sans un mot pour le vieillard qui  m’adressait un sourire empli de pitié. Ce n’était pas de la compassion ; il pouvait tenter de me  comprendre, mais jamais il n’y parviendrait. Les pieds au bord du Styx, j’attendais que Charon  m’offre une place dans sa barque, sous les regards terrifiés des habitants de la capitale de Virginie. 

Je m’enfuis du petit commerce à la hâte, le Diable aux trousses. J’entendis tout de même sa  voix traînante prononcer : « Terry… ». Si le vendeur désirait envoyer des banalités humiliantes au  visage du premier idiot qui rentrait, il se trompait d’imbécile. 

Quel personnage horripilant ! considérai-je, acrimonieux. 

Mon statut de martyr m’apportait l’attention que je ne réclamais plus. 

Mes enjambées agiles me conduisirent aux abords de la ville, devant la petite maison que  j’avais quittée trois ans plus tôt, la tête débordant de rêves irréalisables. J’attrapai le paquet de  cigarettes puis coinçai l’instrument du cancer entre mes lèvres. De ma main droite, je caressai mes  longs tiffes gominés, dans un geste mécanique ; le prix de la meilleure taffe revenait toujours à la  première. 

Mes yeux s’accrochèrent à la boîte aux lettres cabossée par mes coups de poings. Je m’avançai  vers elle, consumé par la rage, avec l’intention de terminer le travail commencé autrefois.  Brusquement, je pris conscience qu’elle regorgeait de courrier. Ma première intention fut de brûler  tous ces mots hypocrites et bien-pensants. Nonobstant, une lettre portant mon prénom attira mon  attention. 

Quel tocard s’octroie le droit de m’écrire ? courrouçai-je. 

J’essuyai ma main droite sur mon haut déchiré à différents endroits, puis saisis l’enveloppe à  mon nom. La première chose qui me frappa fut le soin particulier de l’écriture ; ces lettres raffinées  appartenaient à mon frère jumeau. Une poigne de fer invisible enserra mon cœur violemment,  bloquant mes entrées d’air. Mais je ne pleurai pas. Pas même quand mon monde s’effondra. Je ne  pleurais jamais. 

Je m’assis sur le trottoir, au milieu des fleurs fanées qui siégeaient au pied de la boîte aux  lettres. Avec une curiosité non feinte, j’ouvris l’enveloppe avec minutie. Je n’attendis pas longtemps  avant d’avoir la confirmation de l’expéditeur : Dean achevait sa missive avec sa signature emplie de  grâce. 

S’il attribuait aux mots un pouvoir miraculeux, j’accordais aux actes la suprématie : cette lettre  n’expierait jamais ses pêchés. 

Alors que j’inhalai une grande goulée d’oxygène, je commençai ma lecture : « Six Juin 1967. 

Terry, 

Tu risques de réduire cette lettre en cendres. Cependant, laisse-moi te prouver que je ne suis  pas aussi mauvais que tu le penses, que mes motifs n’étaient pas purement égoïstes. Je t’écris ces  mots dans un dernier souhait de rétablir la vérité. J’ai accepté mon sort. La chaise électrique ne me  pétrifie plus. 

Avant de continuer, il faut que tu saches que je ne regrette pas mon geste, et que l’amour m’a  entièrement guidé. 

Notre vie commença à déraper lorsque tu quittas la maison, à la découverte de la beauté du  monde. Cette vénusté dont nous étions privés depuis toujours, enfermés dans ces quartiers sales, régis 

par la loi du plus fort. Papa et moi ne t’en avons jamais voulu. Tu te libérais des chaînes de la société  tyrannique. Tu as toujours été cet anarchiste que j’admirais, dont j’idolâtrais les qualités et vénérais  les défauts. Tu n’avais rien à envier aux protagonistes de mes romans héroïques. 

Enfant, déjà, l’injustice te débectait. Avec toi, le combat n’était jamais vain. Soit tu finissais  vainqueur, soit il ne s’achevait pas. Papa ne cessait de répéter, à qui voulait bien l’entendre, que tu  accomplirais de grandes choses. Et moi, je jalousais ton sang-froid à toute épreuve, en dépit de tout  l’amour que je te portais. J’étais incapable de répondre sans bafouiller, quand tu écrasais de ta  présence tous ceux qui se trouvaient en périphérie. Nous étions deux corps identiques, avec des âmes  complémentaires. 

Je ne dormais plus, je ne mangeais plus : tu avais arraché une partie de moi en partant. Je  me suis longtemps demandé si tu ressentais la même chose, mais un électron libre n’a besoin de rien  ni de personne pour se sentir à sa place. Moi, je m’accrochais à toi comme une huître à son rocher,  parce que toi et Papa étiez mes piliers, mon monde, mon tout. J’étais convaincu que l’Univers ployait,  face à nous trois. Qu’il manquait de ressources pour nous diviser. Pourtant, il accomplit bien pire :  notre destruction. 

Je ne travaillais pas. Papa se tuait à la tâche pour nous deux. Chaque jour, je m’approchais  du gouffre sans fond de la dépression. Avant que je ne chute, Papa tomba gravement malade. Chétif  et rachitique, j’endossai le rôle qui t’incombait : celui de chef de famille. Je l’accompagnai dans son  éprouvante agonie, supportai ses délires suicidaires, et le suivit dans sa lente descente aux enfers. 

Quand des tumeurs malignes commencèrent à comprimer la moelle osseuse de sa colonne  vertébrale, je perdis tout espoir de guérison miracle. Mon salaire misérable de garçon de café arrivait  tout juste à couvrir les honoraires exorbitants du médecin généraliste. Chaque fois que j’émettais  l’hypothèse de toucher aux économies, Papa refusait catégoriquement. Selon lui, notre avenir valait  bien plus que sa propre vie. Mais têtu comme personne, il n’a jamais compris que notre futur, c’était  lui. » 

Je ne contrôlai pas le sourire triste qui s’infiltra sur mes lèvres, tel un parasite affamé. Je ne  réussissais jamais à lui faire entendre raison. Pourtant, le Ciel savait que ma détermination sans faille  et mon argumentation dépourvue de défauts égalaient celles d’un avocat expérimenté. 

M’adossant au poteau portant de la boîte aux lettres, je tentai de me souvenir des instants de  bonheur dans ma piètre vie de rebut de la société. Avec une douleur exquise, des échardes me  rentrèrent dans le dos, au travers du tissu fin de mon Marcel élimé. 

Me revinrent en mémoire les soirées interminables autour de la table basse, à jouer aux cartes,  débattant de la beauté d’Elizabeth Taylor et du charme d’Audrey Hepburn ; les longues nuits au drive in avec les copains, un énième visionnage de La Fureur de Vivre au palmarès ; ou encore l’odeur  délicieuse des pancakes fraîchement cuits, les matins de fêtes. 

Je me rendis subitement compte que je n’avais pas été heureux depuis mon départ prématuré  de la maison et que j’avais inconsciemment dépouillé mon père et Dean de leur hormone de bonheur,  les privant de la dopamine quotidienne nécessaire à chaque être humain. 

Si je mérite d’être flagellé et humilié au centre de la place publique, Dean, toi, tu es digne  d’une mort lente et douloureuse, au fond d’une cave humide et lugubre, pour avoir osé t’approprier  son dernier souffle ! jugeai-je, les effluves de la colère pénétrant de nouveau mes veines. 

Pressé d’achever la lecture de cette missive qui me brûlait les doigts et le cœur, je m’y  replongeai : 

« Peu de temps plus tard, ses membres se paralysèrent, le condamnant à la tétraplégie. Il ne souhaitait pas que tu le voies. Il voulait que tu gardes de lui, l’image de l’homme fort et  en pleine santé que tu connaissais. La pitié le débectait et il a toujours vu une forme d’hypocrisie  dans la compassion que le monde lui témoignait. Le nombre de personnes qui se rappelèrent de notre  existence quand Papa s’apprêtait à toquer aux portes de la mort fut impressionnant. Notre père  déchaînait les foules. La reine d’Angleterre pouvait courir se rhabiller ! 

À ma place, tu les aurais escortés jusqu’à la porte avec une véhémence qui t’est propre.  Seulement, je ne suis pas toi. Au lieu de me montrer fort pour lui, les torrents de larmes coulaient de  mes yeux, chaque fois que je m’isolais, se déversant sur la peau diaphane de mes joues squelettiques.

De multiples fois, je m’assis sur le canapé, avec l’idée de t’écrire une lettre. Chaque jour, je  te suppliais de nous lancer ta divine corde, pour nous aider à remonter le gouffre au fond duquel  nous avions dégringolé. Toi, le jumeau prodigue. Toi, le sauveur. Toi, le héros. Mes prières restèrent sans réponse ; ce n’était jamais toi derrière la porte. 

Peu à peu, Papa s’enferma irrévocablement dans ses délires suicidaires, devenant une  véritable obsession. Il réclamait de mourir. Je ne comprenais pas sa lâcheté, au départ. Il m’avait  habitué à des luttes plus acharnées. Je ne comprenais pas quel combat il choisissait de mener. Je me  demandais sans cesse ce que tu aurais fait à ma place. Choisirais-tu le sacrifice de céder à ses  suppliques déchirantes ? Ou soulèverais-tu le monde pour remédier à ses folies meurtrières ? La  réponse se présenta à moi dans un souffle glacial : tu n’abandonnerais pas sans te battre. 

Pourtant, j’envisageai la solution de facilité. Je n’ai jamais été vaillant. Tu as absorbé tout le  courage de nous deux. 

Au début, je m’écœurais de songer à abréger ses souffrances. Je retirais volontairement  l’aimant de ma boussole, détraquais mon orientation et broyais mon cœur dans ma poitrine. Mes dernières croyances religieuses s’effondrèrent. Pour moi, Dieu n’existait plus. Il  m’arrachait chacune des personnes auxquelles je tenais. D’abord Maman, puis toi, pour terminer  par Papa. 

Mon requiem arrivait à ses derniers accords. Les notes graves d’une fin pernicieuse éclatèrent  le silence de mes nuits d’insomnies. Tant pis si mon acte ferait de moi un criminel. Tant pis si tu m’en  veux. Tant pis pour la vie. Je cédais à l’amour. » 

La lettre m’échappa. J’avais préféré faire confiance aux mensonges des journaux, plutôt qu’à  mon frère. Que pensait-il de moi ? 

Je levai mon visage vers le ciel dont les nuages se dégageaient, emportant ma rage avec eux.  Je ne méritais pas son amour. Son dernier vœu, il me le dédiait. Je compris l’importance qu’il  accordait aux mots. Ils apaisent quand les actes réparent. Pour libérer Papa de la prison qu’était  devenu son propre corps, Dean avait renoncé à ses rêves, à ses combats et à sa vie. 

Le soleil brillait au-dessus de ma tête, les fleurs fanées sentaient la mort, et moi, je hurlais  pardon. Je me dévoilais enfin. 

Ces années passées sur les routes à vagabonder, à s’aliéner à de mauvaises personnes pour  survivre, ne servirent qu’à conforter l’idée que lorsque nous naissions du mauvais côté, nous vivions  dans les bas-fonds, pour mourir entre deux poubelles de restaurant. 

« Changer le monde ? Ton fils prodigue te rend-il aussi fier que tu le pensais ? Regarde le  tocard qu’il est devenu, Papa ! » criai-je au Ciel, les larmes s’échouant sur mes pommettes, pour la  première fois. 

Bon Dieu, je pleurais ! Les sentiments que je ne parvenais pas à exprimer avec des mots  s’écoulaient de mes yeux. C’était si bon. Bien meilleur que la première taffe d’une New Port ou qu’un  western avec John Wayne. Je ne sentais plus les entraves qui m’enserraient les chevilles. Néanmoins,  le poing autour de mon cœur ne relâchait pas sa prise. 

La poitrine comprimée par la culpabilité et le deuil, je ramassai la lettre, impatient de  m’abreuver de la vérité. Je suais à grosse gouttes, j’avais faim et soif, pourtant je ne désirais rien  d’autre que me laisser envahir par la myriade de passions qui m’animait. 

Je ramassai la feuille de mes deux mains tremblantes, puis repris : 

« J’annonçai à Papa que j’accédais à sa requête désespérée, le premier février 1965, au matin.  Ses yeux s’illuminèrent. Ils s’éclairèrent à l’idée de mourir, de nous quitter sans te laisser  l’opportunité de lui dire au revoir. 

À l’heure de l’ouverture des commerces, je pris congé de Papa, lui jurant de revenir avec le  nécessaire. Je me creusai la tête pour trouver l’arme de la mort la plus indolente, celle qui lui  permettrait de partir doucement. L’idée de l’overdose de médicaments s’introduisit dans mon cerveau,  tel un poison acariâtre et habile. Je me répugnais de ressembler dangereusement à Jack L’Éventreur. 

Le chemin jusqu’à la pharmacie ne me parut pas durer assez longtemps. Je n’étais pas  préparé à commettre mon premier délit. En dépit de tous mes défauts, la délinquance n’en faisait pas  partie. La société me considérait peut-être comme la mauvaise herbe de son magnifique jardin  français, malgré tout, je ne désobéissais jamais à la loi.

Me répétant que mes actes étaient conditionnés par l’amour démesuré que je portais à Papa,  je marchai comme un condamné dans les rues de Richmond. 

Lorsque j’entrai à l’intérieur de la pharmacie, ce fut si facile de dérober les médicaments que  mon côté méfiant se réveilla instantanément. Ma prudence quant à tous les mouvements que  j’exécutais et les paroles que je prononçais, m’avertit que je venais de signer un contrat avec la mort. 

Afin de tromper la surveillance de l’apothicaire, je demandai un sirop qui se trouvait dans le  fond de la boutique. Je subtilisai de multiples bocaux de médicaments, puis m’enfuis à en perdre  haleine. Mon adrénaline pulsait dans mes veines. Tu te serais sans doute moqué de moi. Mon allure  dégingandée et mon apparence juvénile détonnaient avec le crime que je m’apprêtais à commettre  de sang-froid. 

Je souhaitais que Papa s’endorme sans remords. Néanmoins, il était parfaitement conscient  qu’il abandonnait ses deux garçons. À travers moi, tu vivais avec lui. Je m’évertuais à ce que nos  souvenirs résident entre nos murs et dans nos cœurs. 

Une dose pharaonique de dépuratifs, d’antalgiques et de potions diverses avalée, il riva son  regard au mien, se languissant d’être enfin libéré d’une réalité qui ne lui convenait plus. Lors de cet  instant suspendu dans le temps, je discernai, au loin, le bruit distinct des sirènes de police. 

Les derniers mots de Papa fendirent le silence relatif de la pièce : « Je m’excuse d’être si  égoïste. Vous m’êtes si précieux, toi et ton frère. Vous êtes façonnés dans ce même bois imparfait et  votre loyauté envers moi ne cessera jamais de me combler. Je suis si fier de vous et de ce que vous  accomplirez. Parce que j’en suis persuadé, mes fils, vous révolutionnerez le monde, et je déchaînerai  le Ciel pour vous applaudir. » 

Ses organes s’immobilisèrent un à un. Il emporta avec lui mon âme et mes ambitions. » J’assignais à Dean le courage qu’il refusait de s’octroyer. L’unique crime pour lequel il était  en droit de plaider coupable, fut celui d’aimer Papa plus que sa propre vie. Il avait fait fi des questions  morales que son geste soulevait. Il avait arraché la rame de Charon, avait conduit la barque de l’autre  côté du fleuve fangeux, se condamnant à suivre mon père proche des abysses du Tartare. Dean, tu es le héros de notre histoire. Le sauveur que tu percevais dans mon regard, n’était  que le reflet de ta propre grandeur, songeai-je, ému. 

Et moi, j’errais dans des villes ternes, à la poursuite vaine d’un bonheur similaire à celui que  je possédais à Richmond. La bile de culpabilité me remonta dans la gorge, accompagnée de  suppositions creuses et de regrets déchirants. Une liste de « et si » surchargea mon cerveau. Une  introspection m’apparaissait vitale pour ne pas me laisser consumer par le maelstrom de sentiments  qui faisait rage en moi. 

Avant de m’effondrer, je réunis chacune de mes dernières forces – mentales et physiques – pour distinguer le tintement profond du glas. 

« Je l’ai conduit à sa rédemption et je sais que de là-haut ou d’ici-bas, il me couvre de  gratitude. Je me suis enfin pardonné, Terry. Maintenant que mon tour est arrivé de rejoindre nos  parents, je ne ressens plus aucune peur, plus aucune incertitude. Mon rôle sur Terre est définitivement  terminé. 

Comme tu t’en doutes, les sirènes de polices que je percevais, s’approchèrent de la maison.  Les voitures se garèrent à la hâte devant notre boîte aux lettres, mais je ne fis rien. Je les attendis  devant le lit de Papa, assis sur la chaise en bois inconfortable de sa chambre. La porte s’ouvrit avec  fracas. Des hommes en uniforme me menottèrent, quand mes yeux croisèrent le regard si particulier  de Kenneth. Tu te souviens, le garçon pugnace qui adorait te défier avec ses coups de pieds meurtriers  et ses jugements arrêtés. J’appris plus tard qu’il m’avait dénoncé pour le vol à la pharmacie. Croisé  dans une rue lors de ma fuite : voilà ce qu’il racontait dans sa déposition. 

Le procès fut bref. Toutes preuves à l’appui, le juge me condamna à la peine maximale pour  meurtre avec préméditation. Nous vivions en Virginie, après tout. La chaise électrique frissonnait  d’excitation ; une nouvelle victime s’inscrivait sur sa liste d’attente. 

Les murs inquiétants de la prison m’accompagnèrent jusqu’à ma cellule. Mon uniforme, d’un  bleu pétrole délavé, me grattait légèrement et les gardiens omettaient la gentillesse avec les détenus.  Je ne faisais pas exception à la règle.

Ce qui me manqua le plus, lors de mon séjour, ce fut toi et la gomina. Je possédais davantage  la coupe de cheveux de Jimi Hendrix que le charisme de James Dean. 

Je me tenais tranquille. Je ne parlais à personne afin d’éviter les passages à tabac, tels que  ceux dont j’avais été témoin plusieurs fois depuis le début de mon incarcération. Les jours  s’égrenaient difficilement, mon rêve de devenir écrivain s’envolait et aucune nouvelle de toi ne me  parvenait. Pourtant, j’attendais patiemment que vienne mon trépas. 

Une semaine avant l’électrocution, je demandai des feuilles et de quoi écrire, lorsqu’un  gardien passa devant ma cellule. Il m’apporta le nécessaire. Je commençai à t’écrire, priant pour  que tu reçoives mes mots. 

Il me reste une heure avant de m’asseoir sur mon avenir. Je vais faire vite. 

Derrière la plinthe, à côté de la commode en bois, dans notre chambre, tu trouveras nos  économies. Elles te reviennent. Prends-les et change le monde. Bats-toi contre l’inégalité et  l’injustice ! Apporte un futur à l’espoir. Tu es fait pour lutter, Terry. Déplace le globe si c’est  nécessaire. Achète une voiture, apprends à la conduire, puis démarre. Vis, tout simplement. Fais-le  pour Maman, Papa et moi, parce que nous existerons à travers toi. Je suis fier d’être né quatre  minutes après toi et j’espère avoir honoré l’amour que vous me portez. 

Je t’aime, Terry. 

Ton frère jumeau, Dean. » 

L’amour l’avait poussé dans les bras de la mort avant que je tente de l’en extraire. Il est mort, pensai-je, accablé. 

Mon chagrin dévastateur m’empêchait de me précipiter dans la maison. La perte de mes  proches fut le douloureux rappel que je continuais de respirer, et que l’organe dans ma poitrine n’avait  pas cessé de battre. 

J’admirais le Ciel ; ma défunte famille y demeurait. Je promis de vivre, d’écraser les vices de  la société pour l’avenir des autres Papa, des imminents Dean et des prochains moi, ainsi que de  réveiller l’espérance endormie au fond des cœurs meurtris. 

Le temps m’aiderait à prendre l’ascendant sur les continents. J’allais conquérir le monde, avec  le seul pouvoir dont je disposais : ma propre histoire. 

La nervosité avait la fâcheuse tendance à me titiller aux pires moments. Je relevai la manche  de ma veste de costume, puis jetai un coup d’œil à ma montre : dix heures cinquante-cinq. Ma jambe  gauche tressautait sous le bureau. Le brouhaha provoqué par mes collègues s’intensifiait de minute  en minute. 

Ma basse-cour de prédilection ! Regardez-moi ce poulailler qui bataille sur les plus belles  plumes de l’Assemblée ! raillai-je, balayant la salle du regard. 

Mon projet de loi créait un véritable soulèvement parmi les membres du Sénat. Certes, j’avais  instauré de nombreuses aides dans les quartiers modestes et les foyers pour handicapés de Virginie,  mais ce jour-là je m’attaquais à plus coriace. Les avis partageaient les foules. Je rencontrais de  puissantes résistances du côté des partis conservateurs, qui ne lâchaient pas l’os. Toutefois, je n’avais  pas encore sorti les crocs. 

Quand l’aiguille indiqua onze heures pile, je me levai, imposant le silence dans l’assistance.  Je pris la parole, ouvrant le débat : 

« Je déclare l’Assemblée du neuf janvier 1983, ouverte. Les opinions sur le projet d’abolition  de la peine de mort peuvent être partagées. » 

Célia DAULON